M OUVEMENT C ULTUREL B ERBERE
RASSEMBLEMENT NATIONAL

POUR UNE ALGÉRIE DÉMOCRATIQUE

par Salem CHAKER*

Contrairement à une thèse assez en vogue en ce moment, et largement relayée par les partis politiques kabyles, la révolte kabyle ne peut se comprendre si l'on évacue le paramètre identitaire. Il reste tout à fait essentiel et central, même si d'autres facteurs jouent un rôle considérable. Prétendre réduire les événements actuels à une " révolte du pain et du travail ", à des facteurs socioéconomiques est une ineptie : pourquoi la Kabylie et pas le reste de l'Algérie, logé exactement à la même enseigne au plan économique et social ? J'irai même plus loin : on vit malgré tout mieux en Kabylie, grâce à l'énorme apport de l'émigration, grâce à des réseaux de solidarité encore vivaces, que dans de nombreuses autres régions de l'Algérie. Sans même parler des bidonvilles et quartiers populaires d'Alger. Si l'explosion a lieu en Kabylie et pas ailleurs, c'est bien parce qu'il existe dans cette région une donnée tout à fait particulière, un déni d'identité, un déni de langue et de culture, qui créent un sentiment massif et durable d'exclusion, une frustration structurelle.

Dans la livraison du Monde datée du 1 1 juillet 1998, quelques jours après l'assassinat du chanteur Lounès Matoub, je prenais position en faveur de l'autonomie linguistique de la Kabylie. Dans les semaines qui ont suivi, cette initiative individuelle a été relayée par une pétition en faveur de ce même objectif, qui a été signée par près de 500 personnes, militants, artistes et intellectuels. Les derniers évènements de Kabylie nous confortent dans nos analyses et nous conduisent à affirmer que seul un statut de large autonomie peut permettre à la région de vivre enfin dans la dignité et la sécurité. Je dis bien autonomie car, chacun sait que les liens historiques, sociaux et humains entre la Kabylie et le reste de l'Algérie sont denses et profonds : personne ne songe à nier cette réalité et à prôner la sécession et l'indépendance.

La faillite de l'état central.

Ce qui caractérise la situation actuelle de l'Algérie est la faillite généralisée de l'Etat central qui bafoue les droits les plus élémentaires de la population et qui, depuis longtemps, n'assure plus aucune de ses responsabilités fondamentales : droit à la vie et à la sécurité d'abord, droit à une justice équitable, droit à la santé et à un niveau de vie décent, droit à l'éducation et à la culture, droit au travail... On en vient immanquablement à poser la question : à quoi sert l'Etat algérien ? Et la réponse est assez clairement donnée par les manifestants de Kabylie - strictement à rien, à rien de positif en tout cas. Ce constat vaut pour l'ensemble de l'Algérie il est devenu si flagrant que même l'épouvantail islamiste ne suffit plus à masquer cette réalité.

Pour sa part, la Kabylie est en plus soumise, depuis l'indépendance du pays, au déni structurel de son identité, de sa langue, de sa culture. Comment les Kabyles - en dehors des auxiliaires du pouvoir central - pourraient-ils se reconnaître dans un Etat dont la Constitution affirme que la seule langue nationale et officielle est l'arabe ; un Etat qui leur offre comme seule perspective la mort lente en tant que berbérophones, l'assimilation par arabisation avec, au mieux, après vingt années de lutte ouverte, une reconnaissance muséographique et folklorique. Et, se référer à " Nos ancêtres les Berbères ", alors que l'on promulgue une loi ultra répressive de généralisation de la langue arabe, ne constitue pas une reconnaissance, mais un enterrement en douceur.

Le discrédit des forces organisées kabyles.

La grande nouveauté des évènements qui secouent la Kabylie est la perte d'influence - en réalité déjà ancienne - des relais organiques traditionnels de la région : partis politiques à ancrage kabyles (FFS et RCD) et  Mouvement culturel berbère dans ses différentes tendances. Les manifestants ont totalement échappé au contrôle de ces organisations ; plus, ils les rejettent expressément, voire les dénoncent comme alliés du régime. Cette évolution était parfaitement prévisible : les partis politiques kabyles en refusant obstinément de se poser comme forces représentatives de la région et en s'affirmant, contre toute évidence, " partis nationaux " ont fini par perdre tout crédit auprès de leur base sociale réelle qui ne se reconnaît plus en eux. Le RCD paie en plus une stratégie de collaboration avec un pouvoir honni. En fait, les partis kabyles, chacun avec une approche spécifique, ont, qu'ils en soient conscients ou non, accepté de jouer le rôle qui leur a été assigné par le pouvoir : empêcher, au nom d'une unité nationale conçue sur un modèle jacobin de la plus pure tradition française, l'émergence d'une véritable force politique ekabyle, capable de peser dans l'échiquier national.

En fait, les élites politiques kabyles sont tétanisées par l'idée de s'assumer en tant que ce qu'elles devraient être, c'est-à-dire les représentants des intérêts spécifiques d'une région particulière. 'Cette situation dure d'ailleurs depuis 1949, depuis la fameuse " crise berbériste " qui a secoué le mouvement national algérien et qui avait vu, déjà, l'essentiel de l'élite politique kabyle refuser de choisir le camp berbère et laisser ainsi la voie libre à l'arabo-islamisme. On pouvait croire que le " printemps berbère " et les luttes populaires pour tamazight des années 80 auraient amené ces forces à se repositionner , il n'en est rien : l'aliénation à l'idéologie de l'Etat central est si profonde qu'elles ne peuvent toujours pas concevoir un autre modèle de l'Etat que celui de la " République une et indivisible ", avec son uniformité administrative, ses gendarmes, ses préfets, ses plans de développements nationaux, etc.

Quant au Mouvement culturel berbère, qui jouissait pourtant d'une quasi-hégémonie sur la région avant 1989, il s'est épuisé en divisions et luttes fratricides induites par l'alignement sur les positions des deux partis kabyles dont il a épousé les querelles et les concurrences. Pour les organisations kabyles aussi, l'échec était programmé.

Une alternative :l'autonomie de la Kabylie.

Aussi, je crois pour ma part, nous croyons, qu'il est grand temps pour les Kabyles de prendre acte d'une situation d'exclusion inhérente aux fondements même de l'État algérien, qui ne permet pas aux berbérophones d'exercer leurs droits humains élémentaires.

Si l'Etat central ne sert à rien, il faut s'en passer pour tout ce qui peut efficacement être assumé au niveau régional. Et, sachant la vieille tradition d'organisation et de solidarité communautaires kabyles, le champ de ce qui doit relever d'une décision régionale ou local est extrêmement large : la totalité du secteur de l'éducation et de la culture, l'essentiel des fonctions socio-économiques, et même la sécurité quotidienne.

Car, pour ce qui est de la sécurité, pourquoi s'en remettre à l'Etat central lorsque la jeunesse kabyle tombe sous les balles de ceux qui sont censés protéger la population, quand les gendarmes et les services de sécurité se comportent et sont perçus comme des troupes d'occupation ?

Au plan économique et social, le fiasco est tel que l'on voit mai ce que les Kabyles pourraient attendre de l'action d'un Etat central qui a été incapable en quarante ans d'assurer un minimum de développement économique à la région. Quant à la manne des hydrocarbures, les bons esprits effarouchés par le mot autonomie pourraient s'écrier: - " Mais la Kabylie n'en aurait plus sa part ! ". Croient-ils vraiment un instant que la région en ait bénéficié au cours des dernières décennies ? Chacun sait que la Kabylie survit uniquement par l'apport de son émigration interne et externe et non par la générosité de l'Etat central et que, globalement, la région contribue plus au budget de l'Etat qu'elle ne reçoit de lui.

Auplan de la culture, de la langue et de l'éducation, la région doit bénéficier d'une autonomie totale. Parce que le droit à la langue et à la culture sont des droits imprescriptibles, reconnus par de nombreux instruments juridiques internationaux, parce que la politique d'arabisation est un crime en ce qu'elle tend à détruire une langue, une culture, une mémoire collective. Elle est aussi une entreprise de destruction méthodique des élites kabyles par intégration à l'idéologie et à la culture arabo-islamiques. La langue berbère doit donc être reconnue comme langue propre de la Kabylie car cette reconnaissance régionale est la seule susceptible d'assurer la pérennité de la langue sur la longue durée, mais elle ne signifie pas qu'il faille renoncer à l'objectif national : tamazight doit être reconnue, dans la Constitution, comme l'une des langues nationales et officielles de l'Algérie, avec le droit pour tout citoyen d'utiliser la langue berbère, dans toutes les circonstances de la vie publique, de recevoir une éducation dans cette langue, y compris hors des régions berbérophones.

Prôner l'autonomie de la Kabylie n'est pas appeler à la haine entre Algériens, c'est simplement tirer les conséquences de l'échec absolu de l'État centralisé et autoritaire. C'est proposer une voie nouvelle, pacifique, pour essayer de résoudre des contradictions que les régimes successifs depuis 1962 ont été incapables de traiter autrement que par la répression, la manipulation et l'anathème. C'est aussi renforcer le camp de la liberté car, comme je l'ai déjà écrit, la contribution spécifique des berbérophones à l'enracinement de la démocratie cri Algérie ne peut être que leur combat pour la reconnaissance de leur identité, pour la reconnaissance de leurs droits spécifiques.

(*) Professeur de berbère (Paris).

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