Rapport préliminaire de la Commission nationale d'enquête sur
les événements de Kabylie.
(Juillet 2001)
Publié par Algeria Interface, 27 juillet 2001
I - Introduction
II - Les dégâts humains
III - Les événements déclenchant
IV - L'utilisation des munitions de guerre
V - Les mises en garde VI - Les témoignages
VII - La presse Conclusion
I - Introduction Le 18 avril 2001, un jeune lycéen de 19 ans,
Guermah Massinissa, reçoit dans le corps, à l'intérieur des locaux
de la Brigade de gendarmerie de Béni-Douala,
et d'après le rapport d'autopsie, trois des six balles de
kalachnikov tirées en rafale par
le gendarme Mestari. L'une des balles tirées a blessé un autre
gendarme qui se trouvait à
proximité.Le jeune Guermah fut admis à la polyclinique de
Béni-Douala, puis à l'hôpital de
Tizi-Ouzou pour les premiers soins. Devant la gravité de ses
blessures, il fut transféré à
l'hôpital Mustapha à Alger. Il devait y décéder le
20 avril 2001 à 8h15.Le 22 avril 2001, à
Oued Amizour, dans la wilaya de Béjaïa,
trois membres d'un groupe de collégiens, se
dirigeant vers le stade en compagnie de leur professeur
de gymnastique, sont interpellés
par les gendarmes, dans des conditions irrégulières.
L'inhumation du jeune Guermah Massinissa
le 23 avril, devait donner lieu à des émeutes en série.
Entre-temps, la gendarmerie rend
public un communiqué dans lequel elle déclare que le défunt
avait été interpellé "suite à
une agression suivie de vol". Le ministre de l'Intérieur reprend
la fausse information et
déclare que la victime était un "délinquant de 26 ans"; mais lors
d'une conférence de presse le ministre reçoit un bulletin scolaire
duquel il résulte que le jeune Guermah était en fait un lycéen.
Les deux bavures, aggravées par les fausses déclarations des autorités,
que les populations considèrent comme diffamatoires pour la victime
décédée, devaient donner lieu à une série d'émeutes dans les wilayas
de Tizi-Ouzou et Béjaïa, et atteignent les wilayas limitrophes
de Bouira, Sétif et Bordj Bou Arréridj.Le mercredi 2 mai 2001,
le professeur Mohand Issad était chargé par Monsieur le Président
de la République d'entreprendre une enquête sur ces événements
et lui donne toute latitude pour composer une commission ad hoc,
mener les investigations comme il l'entendait, demander tout
document et entendre toute personne qu'il jugera utile.
Le professeur Issad se mit en devoir de constituer
la Commission d'enquête, pour une mission qui s'annonçait extrêmement
difficile. Il entreprit des contacts. Il sollicita les uns, reçut
l'offre spontanée d'autres. Il essuya quelques refus.
Au bout d'une quinzaine de jours,
une commission d'enquête était constituée, dont la liste
est jointe en annexe, composée
essentiellement d'avocats, d'enseignants de droit, de
magistrats et de membres de la
société civile, issus de toutes les régions du territoire
national.Une première réunion
plénière fut tenue le 16 mai 2001 dans les locaux aménagés
pour la Commission au siège de
la cour suprême, à l'effet de dégager les axes d'investigations
.Immédiatement, se sont
imposés les axes de recherche suivant : - déplacement sur le
terrain et audition de témoins,
- exploitation de la presse, - exploitation de documents que
le président devait solliciter
des services concernés, soit le ministère de l'Intérieur,
le ministère de la Justice, la
Direction générale de la Sûreté nationale, la Gendarmerie
nationale, le Département des
renseignements et sécurité du ministère de la Défense
nationale, des wilayas concernées et
groupements de gendarmerie de Tizi Ouzou et Béjaïa.
Deux groupes furent constitués à l'effet
de se rendre, l'un dans la wilaya de Tizi-Ouzou,
sous la direction du bâtonnier Mahi
Ghouadni, l'autre dans la wilaya de Béjaïa, sous la
irection du bâtonnier Abdelwahab
Benabid. Un troisième groupe devait rester à Alger,
sous la responsabilité du professeur
Issad.Les groupes de Tizi-Ouzou et de Béjaïa ont accompli
leur mission et rédigé des
rapports. Le groupe resté à Alger réceptionna les documents
qu'il a reçus des ministères
de la Justice et de l'Intérieur, des wilayas de Tizi-Ouzou,
Béjaïa, Bouira,
Bordj Bou Arréridj et Sétif, de la Direction générale de
la Sûreté nationale et du
Commandement de la Gendarmerie nationale.Au retour des
groupes qui se sont déplacés à
l'intérieur du pays, cinq groupes de travail devaient de
nouveau être constitués pour
une exploitation plus poussée des données et des documents
recueillis. Ces groupes furent
placés sous la responsabilité respective de MM. Zekri,
Ghouadni, Meziane, Benabid et
Issad.
II - Les dégâts humains
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- D'après un autre état nominatif du même ministère de
l'Intérieur, arrêté au 11 juin 2001,
le dernier chiffre passait à 27 localités touchées
(16 à Tizi-Ouzou et 11 à Béjaïa).
Le nombre des décès passait à 34 à Tizi-Ouzou,
17 à Béjaïa, tandis qu'on enregistrait
un 2e décès à Bouira et un décès à Alger.Mais
il résulte de cet état, arrêté au
11 juin 2001, que le dernier décès est survenu
le 29 mai à Tizi-Ouzou, le 27 mai à Béjaïa,
le 26 mai à Bouira, tandis que le jeune Haniche
Hamid, blessé le 31 mai lors des
manifestations d'Alger, succombait à ses blessures
le 6 juin 2001.
Au 11 juin 2001,
le nombre de décès s'élevait à 55 parmi la population
et un parmi les gendarmes, mort
accidentellement par électrocution.En revanche, et du
11 mai au 11 juin 2001, le nombre
de blessés par balles passait pour les cinq wilayas
(Tizi-Ouzou, Sétif, Boumerdès et Bouira) de 190 à 305.
Le nombre des "autres blessés", qui était de 301 au 12 mai,
n'est pas indiqué dans l'état établi au 11 juin.-
Pour les services de sécurité, le nombre de blessés,
dont aucun par balle, passait de 467 (287 pour la police et
180 pour la gendarmerie) à 1579.
……………………………………………………………………………………………………………………… 1.1.
premier tableau :Ce tableau montre que 50 + 217 = 267 citoyens
ont été atteints par balles.La proportion des citoyens morts
par balles serait donc :50/267* 100 = 18,7 %, soit environ un
mort pour cinq ou six blessés.
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Rapporté à
chacune des wilayas où il a été constaté des décès par balle
(Tizi-Ouzou, Béjaïa, Sétif et Bouira), les chiffres deviennent
:Tizi-Ouzou: total blessés par balles : 157, Béjaïa : 86,
Sétif : 4, Bouira : 16Total morts par balles : Tizi-Ouzou : 31,
Béjaïa (16), Sétif (1), Bouira (2).Pourcentages
Tizi-Ouzou (19,75, Béjaïa (18,6), Sétif (20), Bouira (12,5)
.Compte tenu de l'absence totale de pertes graves parmi les
forces de l'ordre (un seul blessé par balle, dans des conditions
non-précisées) en face de proportions de civils tués par balles
qui apparaissent considérables, l'utilisation d'armes et
de munitions de guerre pourrait apparaître largement
excessive.
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Ces deux tableaux confirment les
impressions précédentes :L'étude plus fine, en cours,
par wilaya et par nature des lésions accentuerait l'impression
d'une utilisation excessive des armes à feu par les fonctionnaires
chargés du maintien de l'ordre0.
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Il apparaîtrait
que le nombre des civils blessés par balles présente une
proportion
de morts, variant selon les lieux et les jours, de un sur dix,
à un sur trois.
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Cette proportion, portant sur des
blessés civils dépourvus d'armes à feu, paraît effrayante.
Elle n'est comparable qu'avec les pertes militaires, lors des
combats réputés les plus durs en temps de guerre.les forces de
l'ordre, aux mêmes lieux et moments ne présentent aucun blessé
par balles, à fortiori aucun mort par balle.
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Les cadavres montrent une prépondérance des
impacts sur la tête, le cou et la moitié supérieure du thorax.
Il y a beaucoup moins
d'impacts abdominaux ou thoraco-abdominaux.La répartition de
ces localisations paraît
difficilement imputable au hasard statistique.
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Conclusion
.1 - Pendant la période considérée, les blessés par balles l'ont
été par des munitions de
guerre
.2 - Les blessures infligées correspondent à ce que l'on attend
de ce type de munition
.3 - L'absence de tout document d'expertise (autre que celui
de Guermah), d'indice matériel
ou d'image radiologique, ne permet - eu aucun cas - de définir
avec précision le type exact
de l'agent vulnérant
.4 - Nous avons une expertise balistique (Guermah) qui affirme
que les orifices de sortie
des balles AK 47 peuvent avoir un diamètre de plus de six
centimètres
.5 - Le nombre des morts paraît considérable, par rapport
au nombre total des blessés par
balles dans les mêmes conditions de lieu et de temps
.6 - Les morts ont été le plus souvent immédiates ou très
rapides
.7 - La plupart des morts ont été touchés dans les parties
vitales les plus fragiles,
situées dans la partie haute du corps humain (au-dessus
du sixième espace intercostal)
et qui laissent peu de chances à une thérapeutique,
fut-elle pratiquée d'extrême urgence
.8 - La grande proportion de ces localisations mortelles
paraît difficilement imputable
au hasard de la dispersion des projectiles
.9 - Moins grande est la proportion des blessés au ventre,
la mort survenant alors malgré les efforts thérapeutiques
.10 - L'importance des mortsciviles par armes à feu resterait
considérable s'il s'était agi d'un combat opposant
deux belligérants
III - Les événements déclenchant:
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.Conclusion generale
-
La réaction violente des populations a été provoquée par
l'action non moins violente
des gendarmes, laquelle, pendant plus de deux mois, a nourri
et entretenu l'événement : tirs
à balles réelles, saccages, pillages, provocations de toutes
sortes, propos obsènes
et passage à tabac. La commission n'a pas relevé de démenti.
- Au commencement ce ne sont pas les foules qui ont été
l'agresseur. Elles ne sont pas à
l'origine des deux événements déclenchants (Guermah et Amizour).
Si quelqu'un a forcément
donné l'ordre de tirer à balles réelles, en revanche
personne n'a donné l'ordre de cesser
le feu. - Les gendarmes sont intervenus sans réquisition
des autorités civiles comme la loi
le stipule.Les ordres de la gendarmerie de ne pas
utiliser les armes n'ont pas été
exécutés, ce qui donne à penser : - Où que le commandement
de la gendarmerie a perdu
le contrôle de ses troupes. - Où que la gendarmerie a
été parasitée par des forces
externes à son propre corps, avec forcément des
complicités internes, qui donnent
des ordres contraires, et assez puissantes pour
mettre en mouvement la gendarmerie
avec une telle rudesse pendant plus de deux mois et
sur une étendue aussi vaste.
- La Gendarmerie nationale a été isolée et impliquée seule.
Son appel (du mois celui d'un groupement régional) à
impliquer les autres services
de sécurité, et ses mises en garde, n'ont pas reçu d'écho.
- La violence enregistrée contre les civils est
celle d'une guerre, avec usage
de munitions de guerre. - La légitime défense,
notion juridique, est corrigée
par l'opportunité politique. Au demeurant c'est
une autorité tierce, en droit pénal,
les tribunaux, qui apprécie l'état de légitime défense
, et non l'une des parties.
- Comparativement la manifestation sans précédent,
du 14 juin 2001 à Alger, a pu être
contenue sans usage d'armes à feu, et 20 ans auparavant,
en Kabylie, la répression n'a pas
engendré de morts.Les troubles qui ont affecté certaines
localités de l'Est du pays ont
cessé aussi vite qu'ils sont apparus, ce qui peut signifier
que derrière les troubles
qui ont secoué les wilayas de Kabylie, puis les autres
localités, il y a volonté
de l'homme. - Aucune force du paysage politique algérien
n'est capable de
soulever une région, sur une telle étendue et en si
peu de temps, ni étendre les
troubles à plusieurs localités de l'Est du pays et y
mettre fin en quelques jours.
- La mort de Guermah et l'incident d'Amizour ne sont que
les causes immédiates des troubles
constatés. Les causes profondes résident ailleurs :
sociales, économiques, politiques,
identitaires et abus de toute sorte.
Les responsabilités sont situées en amont.
- Les autorités et les institutions ont été
averties dans des délais raisonables
et le directeur général de la Sûreté nationale a
même laissé prévoir une insurrection.
Cela n'a reçu aucun écho et donne la désagréable
impression que personne ne s'était senti
concerné. - La Commission nationale d'enquête
s'est heurtée à des réticences et des refus
déguisés dans ses demandes de renseignements,
documents, balles extraites et radiographies.
Des "sachants" se sont manifestés, par téléphone ou
par intermédiaire, mais déclarent ne
pouvoir témoigner dans la conjoncture actuelle. -
On ne peut justifier le laxisme et les
négligences, comme on ne peut expliquer les dépassements,
par l'insuffisance de la
formation et ainsi justifier l'impunité des responsables,
qui restent à identifier.
- Les meneurs, les "récupérateurs" et les télévisions
étrangères sont intervenus en aval.
Ils n'ont pas déclenché les événements, qui ont commencé
à Béni Douala pour s'étendre
à 16 localités, puis Amizour pour gagner finalement
11 autres localités.
- Si une "main" quelconque peut, aussi rapidement
et aussi facilement, soulever
une région du pays, loin des côtes, des ports et
des aéroports, cela signifierait
que l'Algérie est dangereusement vulnérable et que
la République n'est pas capable
de prévoir, déceler et contenir.
- Ce sont là les conclusions provisoires de
la Commission Nationale d'Enquête.
Elle continuera les investigations lorsque les langues
seront déliées, la peur disparue
et les éventuels témoins sécurisés
.Alger le 7 juillet 2001
Liste des membres de la Commission nationale d'enquête:
Issaâd Mohand (professeur de droit, avocat, président de l'ex-CNRJ),
Ablaoui Mohamed Arezki (avocat, bâtonnier d'Alger, membre de l'ex-CNRJ),
Allouache Driss (avocat, juriste-enseignant, membre de l'ex-CNRJ),
AmmedMostapha (ancien parlementaire), Bahloul Mohamed (économiste),
BakelliAbdelouahab (ancien ministre, ancien parlementaire),
Belabid Ali(architecte), Benabid Abdelouahab (avocat, bâtonnier de Sétif,
membre del'ex-CNRJ), Benchaâbane Redouane
(avocat, bâtonnier de Blida, membre de l'ex-CNRJ),
Benhizia Mounir (juriste-enseignant, membre de l'ex-CNRJ),
Benmesbah Djaffar (journaliste), Bennadji Cherif (professeur en droit)
, Boudiaf Ahmed Réda (avocat, bâtonnier national,
membre de l'ex-CNRJ), Chenaïf Fatima Zohra
(magistrat, membre de l'ex-CNRJ), Cherif Amor
(avocat, ancien bâtonnier adjoint), Djeghloul Abdelkader
(sociologue), Djilali Ghalib (professeur de médecine),
Foudil-Bendjazia Chafika (avocat, membre de l'ex-CNRJ),
Ghouadni Mahi (avocat, bâtonnier d'Oran, membre de l'ex-CNRJ
, Ghouma Brahim (ancien parlementaire), Lakhdari Saïd (juriste)
, Louaïl Mohamed Lamine (magistrat, membre de l'ex-CNRJ),
Meziane Ali (avocat), Remaoun Hassen (sociologue),
Yanat Abdelmadjid (juriste-enseignant),
Zekri Abdelaziz (industriel, ancien membre du CNT).
extraits
MCB-RN
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